2019 cuisinière bois2Depuis de nombreuses années (cinquante ou plus), je trônais, imposante, dans la cuisine du Prieuré. Beaucoup de Sœurs cuisinières se sont succédées à mon chevet ; j’ai dû me plier aux humeurs de chacune (une fermant derrière, l’autre devant ; une ouvrant à droite, l’autre à gauche…) je m’adaptais.

 

Chaque matin, la Sœur de service me tirait de ma léthargie nocturne. Une poignée de brindilles, une allumette, un morceau de bois, et allègrement je repartais pour la journée. J’avais bon appétit.

J’en ai porté sur mon dos des casseroles, des marmites, des cocottes, des faitouts, des poêles, de toutes les grandeurs, plutôt grandes que petites étant donné toutes ces bouches à nourrir.

J’avais l’art de laisser mijoter le boeuf aux carottes, le bourguignon, le sanglier. Doucement je chauffais la bassine à confiture, mais à gros bouillons j’agitais la soupe aux légumes, la langue de bœuf ou le pot-au-feu. Et les pommes de terre ! J’en ai vu passer de toutes les dimensions : des grosses, des petites, entières ou découpées, en long, en carré, écrasées en purée !

De temps à autre sortaient de mes entrailles des poulets, des rôtis, dorés à point et ruisselants d’un suc qui chatouillait les papilles ; ou bien c’était des tartes aux fruits de saison qui emplissaient la maison d’une agréable odeur.

La vie se déroulait, les années se succédaient, puis tout doucement quelques petits ennuis sont survenus. Un trou et plus possible d’utiliser le chauffe-eau ; le ralenti ne ralentit plus…un autre trou par là… je commençais à m’inquiéter.

Un jour j’ai entendu des murmures à mon sujet : tout ce bois, quel travail ! c’est fatigant, et ces ronds à soulever c’est lourd, ces nettoyages, ces cendres à jeter… mon inquiétude grandissait.

Puis des messieurs sont venus. Ils m’ont regardée d’un œil soupçonneux, et sans état d’âme, d’un cœur insensible, ils ont signé mon arrêt de mort.

Alors les Sœurs cuisinières m’ont délaissée, elles ont cessé de me nourrir et je suis restée là, silencieuse et froide.Près de moi, je regardais ma sœur gazinière. Elle utilisait un produit incolore et inodore (pas toujours !) qui n’avait rien de comparable avec les effluves du chêne, du charme et de l’acacia qui s’échappaient de mes flancs.2019 cuiniere bois3

J’ai eu beaucoup d’admirateurs. En me voyant pour la première fois j’entendais « Oh la belle cuisinière, et la cuisine au feu de bois ça n’a pas d’égal ! »Malgré cela, le jour fatal est arrivé. Des messieurs m’ont dépouillée de mes atours : plaques, ronds, portes… et sans même que j’aie reçu, par écrit ou oralement, la dette de reconnaissance qui m’était due, ils m’ont emportée au paradis des objets perdus.

Adieu Prieuré !

Sœur Christiane