Les statistiques concernant la vie religieuse en Europe, et en France en particulier, donnent le vertige. En France, il y avait 63 000 religieux en 1998, il n’y en a plus que 46 000 dix ans après.
Un regard sur les têtes des assemblées de religieux et religieuses découvre beaucoup de crânes devenus chauves ou de cheveux blancs. Alors on pourrait reprendre la litanie des pessimistes et annoncer que la vie religieuse est finie, qu’elle est définitivement exculturée1 . Le désarroi est réel mais comment oublier qu’ailleurs dans le monde elle progresse ? Il y a actuellement, dans le monde, 956 000 religieux et religieuses 2 et un fort taux de progression en Asie et en Afrique. Le regard que nous portons sur la vie religieuse ne peut pas faire l’impasse sur ce qui se passe dans notre société qui vieillit (s’il y avait 9,6 millions de plus de 65 ans en 1999, ils sont10,7 Mfin 2009), qui est déchristianisée et décatholicisée3 . Cette manière d’approcher la réalité sociale nous permet de mieux comprendre ce qui nous arrive car nous sommes un reflet de la société et subissons les conséquences des évolutions de celle-ci. Un reflet, mais avec un léger décalage et c’est ce qui change tout. Ce décalage constitue un écart fertile : une différence au service de la vie, celle du monde et celle de ceux qui ont choisi ce mode de vie, un mode possible parmi une multitude d’autres tout aussi parfaits et tout aussi sanctifiants. Jésus n’a pas fait de la vie religieuse la voie de l’élite4 . Ce n’est pas dans un « plus » qu’il faut comprendre ce genre de vie, mais radicalement dans une différence qui n’est pas une séparation.
Un chemin de vie
La différence n’est pas dans les valeurs ou dans une intensité, mais dans le mode de vie et la règle que nous avons choisie parce que, dans ce lieu qu’est la vie religieuse, nous avons entr’aperçu que nous pouvions, en nous donnant sans condition, y être heureux et vrais. C’est la règle et sa mise en œuvre concrète qui font la différence ou plus exactement ouvrent des espaces de fertilité à ceux et celles d’entre nous qui s’y sentent appelés. Parler ainsi c’est faire de la règle de vie religieuse un chemin d’humanisation particulier, comme le mariage est une règle d‘humanisation pour la majorité de nos contemporains. En entrant dans la vie religieuse, dans une famille spirituelle particulière, nous entrons dans une dynamique où nous sommes conviés à aller vers nous-mêmes (comme dit le cantique des cantiques 2,10) et vers les autres, en un unique mouvement. La vie religieuse est un chemin et pas un état. Un chemin organisé avec quelques balises : la vie commune, la prière et la liturgie, les vœux, mais chacun a à trouver le pas, la manière. C’est là le charisme qui est une manière de vivre et de porterla Bonne Nouvelle. Le chemin n’est pas pour les forts. Au contraire, c’est le chemin des faibles – qui se reconnaissent tels - qui ont besoin d’une institution pour les aider à se tenir disponibles à l’irruption de Dieu et à marcher avec le Christ comme compagnon et ami. Un chemin qui nous mène à l’écart, comme Jésus qui, aux moments décisifs, va à l’écart sur la montagne, au désert ou au jardin de Gethsémani. Un écart paradoxal pour nous rendre plus proches de ceux que la société et les systèmes brisent : les mal aimés, les humiliés, les pauvres et les misérables, les sans-voix et ceux qui sont privés de liberté ou de droits.
Un chemin de fraternité
Un chemin qui aide les faibles que nous sommes à résister aux tentations de fuir la solidarité avec les blessés de la vie et ceux et celles qui sont oubliés par l’histoire. Un chemin d’écart, non pas pour être à l’écart, mais pour développer des potentialités que nous ne soupçonnions pas en nous et avec ceux et celles que nos chemins d’humains rencontrent. La fraternité est-elle autre chose ? Cette fraternité devient évangélique quand, dans cette rencontre d’humanité, on découvre que le Christ est là (Mt 25,31-46) et qu’il se laisse rencontrer à son tour au cœur même de cette relation de face à face ou dans la relation longue, celle qu’ouvre l’engagement militant. Un art de vivre Cela est modeste et pourtant radical. Dans une modernité, la mondialisation libérale, qui privilégie l’individualisme, la subjectivité relationnelle, la rivalité et la concurrence, la défiance et la lutte pour gagner, faire le choix d’autres modes de relations et d’un art de vivre qui se construit sur d’autres axiomes a quelque chose de l’attitude prophétique. La vie religieuse n’en a pas le monopole mais en s’organisant de manière communautaire, elle dit, qu’avec la force de l’Évangile, il est possible de réfléchir à un autre monde et de vivre heureux et que c’est cela l’Église. Une école de sagesse La vie religieuse est ainsi une des écoles de sagesse ouverte pour ceux et celles qui perçoivent en eux, à travers leurs limites et leurs insuffisances, la force d’une passion amoureuse pour Dieu, force qui les mène à se dépasser au service d’une plus grande vitalité du monde. La vie d’oraison, de contemplation, d’intercession pour le devenir de l’humanité est le lieu où cet amour se déploie jusqu’à nous faire sortir de nous-mêmes et nous engager dans l’action solidaire5 et y tenir. Ce qu’écrivait Paul aux Corinthiens ; c’est quand je suis faible que je suis fort (2 Co 12, 10) peut s’appliquer alors à la vie religieuse contemporaine. Elle est un des chemins de vie pour des passionnés de Dieu et du monde (1Jn).
Frère Jean Claude LAVIGNE o.p.
Paris
Article tiré de la revue des FMC-SC, Chronique.
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1. Pour reprendre un terme de Danièle Hervieu-Léger «le catholicisme, la fin d’un monde», Bayard, 2003
2. Chiffres pour 2007 de l’agence fides: www.fides.org.
3. Baisse des baptêmes passés de 394810 en 1998 à 330528 en 2008 y compris ceux d’adultes (chiffres CEF)
4. Aucun texte évangélique ne peut être utilisé pour fonder formellement la vie religieuse même si de nombreux textes donnent des orientations pour ceux et celles qui veulent suivre le Christ: vendre tout, être itinérants
5. Ce qui fit vivre L.J Lebret (cf. Ecrits spirituels de LJ Lebret, édités par JC Lavigne, éd. Foi vivante)