1925 2012 buste souriantAvoir du goût pour un métier peut mener loin. Frère Eugène retrace son itinéraire, ses découvertes, ses questions.

Il dit surtout qui il a rencontré durant ces quarante ans .

 °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°° 

 

DANS LES MONTS DU LYONNAIS

Voici comment je suis devenu maçon. J'habitais un village des Monts du Lyonnais. Mes parents étaient agri­culteurs. Je labourais avec des bœufs. J'aimais aussi beaucoup faire l'aména­gement. A 22 ans, je me suis dit : « Il faut que je parte travailler chez des maçons. Quand je louerai une ferme, je saurai me débrouiller. »

 En même temps, je ne savais pas où j'atterrirais. J'avais l'impression de quelque chose qui me dépassait. Je me demandais : «Qu'est- ce qui se cache là derrière ?» Et je me suis rendu compte que j'étais capable de partir, de quitter la ferme. Pourtant, je n'ai pas le certifi­cat d'études. J'ai une certaine façon de «piger» les choses, et une certaine adresse.

 Le Christ m'a conduit où je ne pen­sais jamais venir. J'ai entendu sa parole : «Tu quitteras ton frère, ton père et ta mère.» Je me suis dit : « Je vais le faire. Je vais me mettre au ser­vice du Christ. » Je suis venu chez les Frères Missionnaires des Campagnes à 26 ans.

  EN SEINE-ET-MARNE…

En arrivant, le Père Épagneul m'a demandé : « Quelle est votre profes­sion ? » Je lui ai répondu : « Mes parents sont agriculteurs. J'ai aussi tra­vaillé chez des maçons. » Après la for­mation religieuse et pratique (cuisine, jardin), j'ai été affecté sur place à La Houssaye (Seine-et-Marner). J'ai été responsable de la construction de la nouvelle cuisine. Je faisais les commandes de sable et de ciment.

 Après un an de travail dans une ferme de Marles, j'ai travaillé au chan­tier d'adduction d'eau de La Houssaye, Marles, Crêvecœur et les Chapelles. Je conduisais un camion sur lequel était fixée une pelle pour creuser les tran­chées. Je suis passé dans toutes les mai­sons de ces quatre villages. J'ai eu beau­coup de contacts. Puis, je suis parti à Courpalay et Rozay. J'ai travaillé à la construction d'un silo à grain. Ensuite, je me suis embauché chez un maçon. J'étais manœuvre, compagnon et chauf­feur. J'ai appris à tout faire en maçon­nerie. Quand nous avons été habiter Rozay, j'ai arrêté ce travail à l'extérieur. J'ai participé à la rénovation du presbytère pour qu'une équipe de Frères puisse y loger. Et je suis reparti chez mon dernier patron.

 Après un an et demi, j'ai été faire une année de recyclage pour améliorer ma formation humaine et religieuse. Les liens qui s'étaient tissés en dix-neuf ans de présence en Seine-et-Marne ne sont pas disparus. J'avais partagé les joies et les épreuves de beaucoup de familles. Des foyers viennent encore me voir en Haute-Garonne, après quinze ans d'ab­sence.

  

DANS LES BOUCHES-DU-RHÔNE ET LE PUY-DE-DÔME… 

On m'a demandé d'aller dans la com­munauté de Peyrolles (Bouches-du-Rhône), puis dans celle de Chabanne (Puy-de-Dôme). Au bout de vingt ans de vie F.M.C., Chabanne m'a beaucoup apporté. Dans cette ferme exploitée en commun (trois Frères et quatre laïcs), j'étais responsable de l'aménagement. Jusque-là, j'avais copié, je suivais. Là, je me suis trouvé face à moi-même. J'ai acquis ma dimension d'homme. Je me suis rendu compte qu'on ne m'avait pas encore appris à être un homme. On ne m'avait pas parlé de ma responsabilité d'homme dans la société. Chabanne m'a libéré. J'ai acquis une maturité d'homme.

  

EN HAUTE-GARONNE…

1925-2012  Eugene Grange depart de BoulogneEnfin, je suis depuis douze ans à Boulogne-sur-Gesse (Haute- Garonne). Dès le début, je me suis proposé comme journalier-maçon à des employeurs multiples. Pendant huit ans, j'ai cons­truit des porcheries, des stabulations libres pour les vaches, des salles de traite, des silos à maïs. Et maintenant, je fais de l'aménagement d'apparte­ment (salle d'eau, peinture).

 A Boulogne, à la fête de son départ en retraite en 1990

Chez les agriculteurs, j'ai travaillé avec l'un ou l'autre. Des jeunes ont ainsi appris la maçonnerie avec moi. Ils y ont pris goût et se débrouillent bien.

  

Quand je circule dans le pays, je dis : « Tiens, j'ai aidé à monter ça. Cette por­cherie, je l'ai construite. » J'ai fait des choses que jamais je n'aurais pensé être capable de faire. Ainsi le Christ m'a conduit où je ne pensais jamais venir.

En 1947, quand je suis parti chez un maçon, je ne savais pas qu'il y avait par derrière une route que je n'avais pas découverte.

Avec les maçons du coin, j'ai des relations de plein-pied. Notre voisin est marchand de matériaux. Il a été aussi maçon.

Quand les éleveurs lui demandent de construire une porcherie, il leur dit : «Allez voir Eugène qui habite en face.» Et c'est lui qui creuse les fondations, moi j'arrive après.

J'aime bien retourner dans une ferme où j'ai construit des bâtiments. J'ai vu naître les enfants qui ont grandi. Ces jeunes m'accueillent bien. Ils ont en moi un certain visage d'Église. Elle a un visage éclaté, comme la société. Ce n'est plus la société bien rythmée dans un cercle fermé. Avec la voiture, la radio, la télévision, les contacts sont diffé­rents. Le monde s'élargit. Mais les jeu­nes sont rares. Il n'y a pas de renouvel­lement de la population. Des villages se vident. Des jeunes partent. L'un de ceux qui sont restés m'a dit. parlant du gouvernement : « Ils ne veulent pas aider notre région qui est trop morce­lée. Quatre fermes sont à vendre, et il n'y a personne pour les acheter, même à bas prix. Quelques grandes fermes arriveront à faire surface. »

  

LA FOI PASSE PAR LE TEMOIGNAGE

Je dis aux parents chrétiens : la foi passe par le témoignage, par le vécu, c'est-à-dire les gestes de fraternité entre eux, les parents. Si la femme n'est pas la servante, si le père l'aide dans les tra­vaux ménagers, l'enfant le voit. Mais quand il va au C.E.G. (Collège d'Ensei­gnement Général), il revient avec un tout autre esprit. Cependant, sa base reste la vie familiale. Si les jeunes pas­sent par des moments tumultueux, il leur reste un lieu de bonheur.

Quand il y a un dialogue de foi, je leur parle avec des mots de tous les jours. La foi nous interroge aujourd'hui face aux grandes questions. Si le monde moderne ne devient pas fraternel, il n'y aura pas de vraie paix. Celui qui souffre à des milliers de kilomètres, il est à notre porte. On prend l'avion ce soir, et demain on est au cœur de la misère. Si je me dis chrétien, comment réagir devant des situations d'injustice ? Qu'est-ce que je vais faire ?

 Et à la messe, nous célébrons la vie en Jésus-Christ. Nous apportons les grandes questions, ce qu'il y a de bon et ce qu'il y a de moins bon. Nous remettons tout aux mains de Dieu. Et c'est à nous les hommes de construire l'humanité, génération après génération.

  

J'AI DÉCOUVERT LA COMMUNAUTÉ 

Quand je suis devenu Frère, le mot communauté ne me disait rien. Je l'ai découvert peu à peu. C'est très impor­tant que les gens sentent qu'il y a de la chaleur humaine entre nous, au lieu de disputes continuelles. Ainsi dans le travail, les gens me posent des ques­tions sur les autres Frères. La vie de communauté invite à avancer dans la foi. Quand on arrive dans un groupe de Frères, il faut déjà connaître ses Frères. Il faut aussi se mettre en cause soi-même. Chacun est comme il est : «Je suis comme je suis.» En communauté, c'est à chacun et à soi de plier. Et de se dire : la sanctification passe par nos dif­férences. Un obstacle oblige à appro­fondir sa foi. Et on monte ensemble vers Dieu. Je m'enrichis à travers les Frères qui ne sont pas comme moi. Ils me font souffrir parfois. J'apprends la délicatesse pour ne pas heurter.

  

Le matin, je me lève de bonne heure. Je passe un bon moment à la chapelle avant la prière commune. Ce moment de silence me met en route pour la journée. Je parle à Dieu seul à seul. C'est très per­sonnel le mystère de chacun et sa profon­deur. La correspondance de chacun avec Dieu est unique. C'est la source d'une force insoupçonnée qui n'apparaîtra que le jour où je m'en servirai.

  

La personne du Christ me marque beaucoup. Il a souffert pour tous. Et tous, nous avons aussi des moments d'agonie. Abandonné comme lui, je me sens seul. C'est le vide complet. Je dis au Christ : « Tu es ma lumière et ma force », sans savoir quelle sera sa lumière dans mes ténèbres.

 

Une amitié est née avec certaines familles, et même avec des villages. Je vais jouer aux boules ou au Loto le dimanche après-midi. Parfois le matin, j'anime une célébration sans prêtre. Je la prépare avec des gens que je connais.

 

C'est le quotidien qui fait la grandeur de l'homme.

 La vie est devant.

 La Parole de l'Évangile est parlante.

 Ce que je pensais faire pour moi, dans ma ferme, je l'ai fait chez les autres.

 Frère Eugène-J. GRANGE

Boulogne-sur-Gesse (Haute-Garonne)

(Témoignage écrit dans la CHRONIQUE des F.M.C. et S.C. - Juin 1987)