Y a-t-il encore aujourd’hui en France un véritable rural et vaut-il la peine qu’on lui consacre toute sa vie ?
Son énorme transformation, voire son bouleversement dans les 50 dernières années du XXème siècle ont déjà été signalés et analysés. Rappelons ici l’essentiel. Son enracinement à la terre par sa population agricole s’est inversé : d’environ 80% cette dernière est à moins de 20% aujourd’hui.
Culturellement, les campagnes étaient marquées par des modes de vie, de pensée, d’expression identitaires : les distances jouant un rôle d’isolement, de singularité, de conservation. Elles se sont trouvées enveloppées très rapidement par la lame de fond de la culture globale.
La modernité arrive par les médias : télévision dans les années 60, puis Internet ; par la multiplication et la rapidité des échanges : réseaux routiers et ferroviaires ; par les nouveautés technologiques en tous domaines, particulièrement en agriculture. Par les nouvelles sources de travail en rural : industries décentralisées, tourisme... Par une scolarité centralisée aux programmes et aux méthodes unifiées. Par les réseaux de relations campagnes-ville qui explosent : santé, commerce, culture. Par un nouvel habitat résidentiel de travailleurs urbains et l’apport d’une main-d’œuvre étrangère.
Le constat pourrait se poursuivre : nous le vivons au quotidien. Il permet à certains d’en conclure à la fin d’une identité rurale dans une société globale bien que diverse. D’autres, tout aussi sensibles à la transformation des données, portent un regard plus affiné.
C’est ainsi que ‘l’Aménagement du Territoire’ (ancienne DATAR) donne, en 2008, trois visages au rural français :
- ‘Les campagnes des villes’, comprenant à la fois le rural périurbain à fonction résidentielle dominante, autour des mégapoles, et l’espace rural dense autour des villes moyennes, à la foi résidentiel et productif.
- ’Les campagnes les plus fragiles’, marquées par le rural économique et démographique ; territoires vieillis, peu dense, à dominante encore agricole, mais également des espaces ruraux ouvriers traditionnels au tissu industriel en déclin.
- ‘Les nouvelles campagnes’, en recherche d’équilibre, bénéficiant de la généralisation de la mobilité et du développement de la multi-appartenance, ruraux et urbains, pour être des espaces d’accueil où se développe loisirs, tourisme et activités attenantes.
Cette vision à dominante économique et démographique comporte l’intérêt, pour nous, de se définir à partir des termes de ‘campagne’ ou ‘d’espace rural’ non récusés, et d’une expression d’inter activité ville-campagne.
Une autre vision, qui prendrait en compte l’incontournable nécessité écologique contemporaine ne pourrait pas ne pas impliquer l’espace rural, dans son existence même, avec toutes les questions de l’environnement.
Autre vision encore, celle d’un rural français dans le complexe européen et mondial où il doit s’investir en solidarité de subsistance, d’intérêts et de valeurs de vie avec les ruralités des pays développés comme de ceux en situation de pauvreté.
Les Frères et les Sœurs des Campagnes en ont pris acte, à leur humble place, au Portugal, en Afrique de l’Ouest et au Brésil.
C’est ainsi que nous, FMC, croyons à la permanence d’un rural français qui n’a pas fini d’évoluer ni de révéler, au-delà des remises en cause, la valeur de ses apports à la vie de la planète.
Un monde rural qui ne se pense pas en opposition à la ville mais en interaction avec une urbanisation croissante.
Réaffirmer la permanence aujourd’hui d’un rural en France comme ailleurs, saisi comme un espace et comme un véritable ‘monde’ complexe et pas seulement comme un ‘milieu’ social, à l’instar du monde urbain ou de tant d’autres (ouvrier, de la santé, scientifique, industriel...), c’est pour nous Frères et Sœurs des Campagnes, réaffirmer la raison de notre existence puisque nous lui sommes exclusivement consacrés.
Le P. Epagneul nous a fondés pour le rural, rien que le rural, mais tout le rural, particulièrement là où de petites communautés évangéliques apparaîtraient comme plus nécessaires pour la mission du témoignage.
Reste alors à préciser, dans la pensée du Père, les motifs qui l’ont amené à exiger pour sa famille religieuse cette mission exclusive.
Tout le rural, rien que le rural. Son choix s’est fait en 1943. Le rural d’alors n’était pas celui d’aujourd’hui : il sortait à peine de ses certitudes et habitudes ancestrales, autour du travail de la terre productrice. Ce climat aurait pu marquer le Père. Or il n’y a pas de trace dans sa pensée d’idéologie agricolisante.
Lui-même, enfant rural est de famille artisanale, ses études classiques sont faites à Bordeaux et sa formation ecclésiastique au Séminaire parisien d’Issy-les-Moulineaux.
Quelques années plus tard il entre dans l’ordre prêcheur des Dominicains. Une fois les FMC fondés, c’est lui qui ouvre en 1958 le premier prieuré en milieu rural ouvrier. Donc pas de ruralisme nostalgique.
Quand, jeune dominicain dans les années 1940-42, il missionne passionnément dans les campagnes d’Ile de France en bordure de banlieue où il va rencontrer et beaucoup aider la JAC-JACF, où il fait connaissance de Ghislaine Aubé, alors responsable, va-t-il être influencé par la notion chère à l’Action Catholique Spécialisée du milieu par le milieu, du rural par les ruraux ?
Là encore, pas d’idéologie de ‘milieu’ chez lui. Dès 1943, dans sa fondation FMC, il recevra des jeunes de ville, de Paris même, comme des campagnes profondes.
Commentant ses ébauches de constitutions FMC - moments intimes et forts où il nous ouvrait et nous formait à sa pensée - il imaginait volontiers une diversité des vocations missionnaires FMC : pastorales, manuelles, techniques, intellectuelles voire artistiques, dans la mesure où elles se vivraient au service du rural et de l’Église, en communauté ? Mais pas d’idéologie de ‘milieu’.
C’est donc ailleurs qu’il faut chercher la source de l’exclusivité rurale qui marque la vocation FMC.
Michel Dominique Epagneul est profondément et culturellement un homme d’Église, au sens noble du terme, un fils de l’Église et un religieux évangélique au cœur de cette Église.
Dans l’histoire de l’Église en France, dans celle des instituts religieux nés très souvent au cœur et au service des campagnes et de leurs situations de pauvreté, il est frappé par cette sorte de loi des choses qui les poussent pratiquement tous à s’investir en ville. Il y a des raisons à cela.
Nés dans l’isolement rural au service des plus pauvres, devant l’illétrisme, l’absence de soins médicaux ou le manque de formation des prêtres locaux, ces petites fondations religieuses se développent en nombre et en compétence.
Ce qui leur vaut des appels de la part des villes qui s’agrandissent, éprouvant des besoins récurrents en personnel scolaire ou hospitalier. Les villes ont toujours puisé dans les campagnes de leurs ressources vives. Et le Père Epagneul était d’autant plus sensible à ce rural perdant ses petites élites religieuses qu’il découvrait brutalement la déchristianisation ou la non-christianisation de campagnes entières, qui auraient besoin d’ouvriers et d’ouvrières de la foi.
Cette dévitalisation religieuse le hantait, cette hémorragie le navrait. L’homme d’Église en lui, autant que le rural d’origine a reçu là sa vocation de réagir. Il y insistait dans sa présentation des constitutions. Notre envoi en mission pour le seul rural est né de ce double constat : hémorragie et à la fois nécessité d’ouvriers du Royaume consacrés au rural.
Concrètement pourtant il n’y a pas de frontières précises où finirait l’urbain et s’ouvrirait la campagne.
L’interdépendance de la vie, toujours plus complexe, rend délicat le discernement de ce type de limites. Ce que le Père Epagneul nous a légué là, il ne peut que l’avoir confié à notre intelligence de la vie et à notre jugement vocationnel.
Au terme d’une description et d’une réflexion portant sur 60 ans de mission en rural français, il importe pour nous, Soeurs et Frères Missionnaires des campagnes, de les situer en regard du texte constitutionnel par lequel le Père Epagneul nous définit notre mission.
Il est le critère qui peut interroger le parcours vécu par nos familles religieuses et jauger leur fidélité. Une fidélité qui ne pouvait être dans la répétition d’un modèle qui n’a pas existé mais qui a dû s’inventer dans la réponse filiale, libre et risquée de chacun et de notre famille entière.
Nous agissons sur de la vie fragile, déconcertante souvent, mais toujours ‘habitée’, là où se tissent imperceptiblement la sainteté de Dieu et le témoignage de l’homme.